La surmortalité liée à la Covid19 en France
"C'est surtout l'effet du vieillissement, il n'y a pas eu de surmortalité significative en France." Ah oui, vraiment ?
Je mets à jour de temps en temps l’estimation de mon modèle et le graphique qui la décrit. Dernière mise à jour : le 23 juillet 2021.
Le sujet déchaine les passions… Quelle est la surmortalité liée là l’épidémie de Covid19 en France ? Comment se compare-t-elle à une épidémie de grippe ? N’y a-t-il vraiment eu que “seulement” +4% de surmortalité en France, chez les plus de 65 ans, comme l’ont récemment affirmé certains, arguant qu’il s’agissait surtout d’un effet du vieillissement ?
Ces questions me taraudent depuis le début de la pandémie, en février-mars 2020. Comme quelques autres chercheurs formés (entre autres) aux statistiques et à l’analyse des séries temporelles, j’ai fini par me jeter à l’eau et tenté d’y apporter des réponses. D’abord, en récupérant les données diffusées chaque semaine par l’Insee. Ensuite, en allant lire, de ci de là, sur les techniques d’estimation de mortalité attendue.1 (Et bien sûr, les résultats que je présente ici sont le fruit d’un travail personnel et totalement indépendant de toutes mes autres activités.)
Les données
Tout d’abord, regardons à l’œil nu à quoi ressemble les données de mortalité (i.e. de nombre de morts) par semaine, de 2010 à 2021, en France entière (métropolitaine + DOM/TOM) :
La mortalité hebdomadaire a une forte saisonnalité annuelle, qui se décrit assez bien avec une fonction sinusoïdale.
On observe une tendance à la hausse du nombre de décès hebdomadaire, lié à la fois au vieillissement et à la croissance démographique.
On observe des pics de mortalité très forts — certaines années, mais pas chaque année (par exemple en 2014, 2016, et au tout début 2020)—, expliqués par les épidémies de grippe.
La mortalité explose au mois de mars-avril 2020, au cours de la 1ère vague de Covid19, et à partir d’octobre 2020 jusqu’en juin 2021, au cours de la 2ème vague.
La méthodo’ (attention, un peu de technique)
J’utilise la méthode la plus simple à comprendre — et qui me semble également être la plus utilisée : une régression de Poisson.
Dans cette approche, on fait l’hypothèse que le nombre de décès observés pendant une période donnée, D(t), suit une loi de Poisson, telle que le logarithme de son espérance peut s’écrire comme une combinaison linéaire de différentes variables explicatives (tendance, saisonnalité, incidence de syndrome grippaux et décès attribués à la Covid19). Je normalise les décès par rapport à la population totale.2 Formellement, le modèle statistique s’écrit comme suit :
log[E(D(t))/pop(t)] = c + alpha.T(t) + beta_1.cos(2pi.T(t)/N) + + beta_2.sin(2pi.T(t)/N) + \sum_(a = 2009 to 2019) gamma(a)*Indic(a)*IncidenceGrippe(t) + theta*DecesCovid(t+1)
où T(t)
représente est une tendance déterministe qui capture la hausse régulière du taux de mortalité, les fonctions cosinus et sinus de période N = 52 semaines capturent la saisonnalité annuelle du taux de mortalité. J’ajoute ensuite des variables explicatrices pour estimer la contribution des épidémies grippales (de 2009 à 2019) et de l’épidémie de la Covid19.
Je traite de façon spécifique chaque épidémie grippale, à l’aide des variables indicatrices Indic(a)
que je fais interagir avec l’incidence de syndromes grippaux IncidenceGrippe(t)
. En effet, à taux d’incidence équivalent, la grippe est plus ou moins meurtrière selon les années, soit parce que la couverture vaccinale est insuffisante, ou bien parce que les vaccins antigrippaux sont moins efficaces, ou bien encore par “effet de moisson” (le fait qu’après une année de forte mortalité liée à une épidémie grippale, on puisse observer une sous-mortalité par rapport à la tendance).
Ici, je fais l’hypothèse de ne pas inclure la variable d’incidence de syndromes grippaux pour les années 2020 et 2021. Pour cet indicateur, le réseau Sentinelles indique une rupture dans cette série temporelle, vraisemblablement en lien avec l’épidémie de Covid19) :
"A partir de la semaine 2020s12 les incidences de cet indicateur sont estimées à partir de l'indicateur Infections Respiratoires Aiguës, l'interprétation par rapport aux valeurs historiques doit se faire avec prudence." Lien vers la base de données Sentinelles
Pour l’épidémie de Covid19, dans la mesure où Santé Publique France recense chaque jour les décès attribués à la Covid19, avec un délai de remontée d’environ 7 jours (principalement dû à la mortalité en EHPAD, qui n’est remontée qu’environ une fois par semaine), j’utilise le nombre de décès hebdomadaire, avancée d’une semaine DecesCovid(t+1)
.
On pourrait également ajouter d’autres facteurs explicatives, comme par exemple les anomalies de température, en saison estivale, qui expliquerait les vagues de décès liées aux canicules.
Enfin, j’estime cette équation de fin 2009 à 2021, par Quasi-Maximum de vraisemblance, et je corrige la variance d’un paramètre de sur-dispersion.
La mortalité attendue, avec ou sans la grippe ?
Focalisons nous sur les 5 dernières années. La courbe bleue, sur les deux graphiques représente ce qu’on appelle “mortalité attendue” : c’est-à-dire la mortalité hebdomadaire moyenne, hors-épidémie (de grippe ou de Covid19).
La précision est importante : il me semble assez clair désormais qu’une large partie des controverses sur la question de l’excès de mortalité concerne la définition de la mortalité moyenne ou attendue. Faut-il ou non considérer une mortalité attendue hors-épidémie ou avec épidémie habituelle ?
Admettons qu’on fasse le choix de considérer que les épidémies meurtrières de grippe sont “normales” (au sens statistique !). Ne pas les prendre en compte (i.e. ne pas l’intégrer comme variable explicative) reviendrait à considérer que les pics épidémiques hivernaux relèvent de la saisonnalité habituelle de la mortalité attendue.
Cependant cette hypothèse est problématique, car elle ne permet pas d’estimer le nombre de morts causés par les épidémies de grippe, et donc rend difficile la comparaison avec la Covid19. Enfin, certaines années ne voient pas de surmortalité liée à l’épidémie de grippe, et cette irrégularité tendrait à l’exclure de la mortalité attendue.
On remarque d’ailleurs que les pics de mortalité observés en 2015, 2017, 2018 et 2019 sont bien expliqués par les épidémies de grippe (telles que mesurées par l’incidence de syndromes grippaux répertoriés par le réseau Sentinelles). Les plus graves causeraient 20 000 morts directs ou indirects, et en moyenne 10 000 morts. Je trouve donc des résultats proches des estimations habituellement mentionnées par les spécialistes d’épidémiologie.
On note aussi qu’il n’y avait pas d’excès de mortalité significatif pendant l’hiver 2016 et au tout début de 2020, avant l’épidémie de Covid19.
2020: +11% de surmortalité totale, environ 65 000 morts directement liés à la Covid19
Et maintenant, la Covid19. On observe déjà que le pic de mars-avril dépasse de très loin en intensité tous les pics grippaux des années précédentes : avec plus de 6 000 décès hebdomadaires attribués directement à la Covid19, contre au maximum 3 000 décès hebdomadaires pour l’épidémie de janvier 2015. En cumul, ce sont près de 30 000 décès sur une durée d’un mois et demi environ.
La seconde vague, à partir d’octobre, est moins intense (4 000 décès hebdomadaires au pic en novembre 2020, un peu de plus de 2000 depuis janvier) mais beaucoup plus longue — et largement plus forte que les plus graves épidémies de grippe sur la période : plus de 65 000 décès sont là encore directement attribués à la Covid19.
Sur ces deux vagues, l’excès/déficit de mortalité résiduel est un peu plus volatile que sur l’ensemble de la période, mais il n’indique pas une surmortalité résiduelle significative : en d’autres termes, les décès recensés par Santé Publique France semblent a priori très bien couvrir les excès de mortalité observés en 2020 et 2021, au moment des pics épidémiques de la Covid19. (Il reste cependant un pic de surmortalité à l’été 2020, qui correspond à la vague caniculaire de début août.)
Au total en 2020, d’après ces estimations, presque 65 000 décès seraient attribuables à la Covid19, pour une mortalité attendue hors-épidémie d’environ 603 000 personnes et une surmortalité totale d’environ 66 000 personnes (667 400 personnes décédées).3 La surmortalité totale serait d’un peu plus de 10.6%, dont la grande majorité directement attribués à la Covid19.
Sauf à imaginer que la mortalité attendue soit beaucoup plus haute en 2020, rompant brutalement avec sa tendance décennale, il n’est pas vraisemblable que cet excédent de mortalité soit d’un ordre très inférieur à +10-11%.
Il y a beaucoup de ressources sur le web, mais voici quelques liens qui expliquent la technique j’utilise : des descriptions générales Estimation de la surmortalité (Statistique Canada), EuroMOMO, un article de recherche.
Que j’ai préalablement prolongée à sa tendance pour l’année manquante et journalisée par interpolation, pour éviter les “sauts” en début d’année.
Le surplus d’excès de mortalité non-expliqué par la Covid19 peut recouvrir plusieurs cas. Le pic de surmortalité de début août en explique une bonne partie, ainsi que le léger pic de début janvier 2020. Il peut tout simplement s’agir des variations habituelles et aléatoires de la mortalité : certaines années connaissent un excédent hors-épidémie, d’autres années enregistrent un déficit. Enfin, il peut s’agir de décès par Covid19 mais non-identifiés par Santé Publique France ; cela me semble assez improbable mais pas impossible.